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Pendant quelque temps, ils suivirent le vaste fleuve Nabiga en se maintenant à quelques mètres seulement au-dessus du sol pour éviter de fatiguer les plaques répulsives. Puis le fleuve, qui était la frontière naturelle séparant la Steppe Morte de la steppe d’Aman, s’infléchit vers l’ouest et le glisseur s’enfonça vers le sud à travers une région inhospitalière de forêts obscures, de fondrières et de marécages. À un moment donné, les voyageurs aperçurent une caravane lointaine – théorie de chariots hauts sur pattes et de poussifs pavillons ambulants. Un peu plus tard, ils débusquèrent une troupe de nomades aux épaules ornées de fétiches de plumes rouges qui s’élancèrent frénétiquement au galop dans l’intention de les intercepter et qu’ils mirent longtemps à distancer.

Vers la fin de la journée, l’appareil s’éleva péniblement au-dessus d’une série de croupes rousses et noires. Il tressautait et gémissait ; du coffret noir s’échappaient d’inquiétants craquements. Reith volait en rase-mottes et l’engin frôlait parfois la cime des fougères arborescentes. À mi-pente, le glisseur surprit un camp habité par des êtres, apparemment des hommes, enveloppés dans de volumineuses robes blanches qui commencèrent par s’enfuir et par se coucher à plat ventre avant de pousser des hurlements de rage et de tirer des coups de mousquet sur l’appareil sans faire mouche en raison de sa course zigzagante.

Pendant toute la nuit, ils survolèrent une épaisse forêt. Le matin venu, elle était toujours là : la steppe d’Aman était recouverte à perte de vue d’un manteau noir, vert et roux. Pourtant, Traz déclara que les collines constituaient la limite de la steppe et que ce qu’ils voyaient était la Grande Forêt de Daduz. Anacho le nia avec condescendance et, déroulant une carte, pointa un long doigt blanc sur diverses indications topographiques pour soutenir son point de vue.

Traz se renfrogna et son expression se fit têtue.

— C’est la Grande Forêt de Daduz, insista-t-il. J’y ai à deux reprises conduit la tribu pour y récolter des herbes et des teintures quand j’arborais Onmale parmi les Emblèmes.

Anacho repoussa sa carte.

— Cela ne change rien. Que ce soit la steppe ou la forêt, il faut la franchir.

Le moteur émit un borborygme et l’Homme-Dirdir se tourna vers la poupe, la mine sévère.

— À mon avis, nous atteindrons les faubourgs de Coad mais nous serons incapables de faire un mile de plus. Et quand nous soulèverons le couvercle du carter, nous ne trouverons qu’un monceau de ferraille rouillée.

— Mais atteindrons-nous quand même Coad ? demanda Ylin-Ylan d’une voix sans timbre.

— Je crois. Il ne nous reste que deux cents miles à parcourir.

À ces mots, une gaieté éphémère anima Ylin-Ylan.

— Quelle différence ! s’exclama-t-elle. La dernière fois que je suis allée à Coad, j’étais prisonnière des prêtresses !

Mais ce souvenir parut la déprimer et elle redevint pensive.

La nuit approchait. Une centaine de miles les séparaient encore de Coad. La forêt, moins dense, était une succession d’immenses arbres noir et or entre lesquels s’étendaient des plaques de gazon que broutaient des bêtes trapues à six pattes, hérissées de défenses et de cornes. Se poser pour la nuit n’était guère praticable et Reith ne voulait pas arriver à Coad avant le jour. Anacho abonda dans son sens. Ils coupèrent le moteur, attachèrent un filin à un arbre et, pendant toute la nuit, les répulseurs maintinrent l’engin entre ciel et terre.

Après le souper, la Fleur de Cath se retira dans sa cabine derrière le salon. Traz examina le firmament, écouta les bêtes qui feulaient au-dessous d’eux, puis s’enroula dans sa tunique et s’allongea sur un divan.

Reith, accoudé à la rambarde, regardait les lunes. Quand la rose, Az, atteignit son zénith, Braz, la bleue, se leva derrière le feuillage d’un grand arbre que l’on apercevait au loin. Anacho rejoignit le Terrien.

— Alors, quels sont tes projets pour demain ?

— J’ignore tout de Coad. Le mieux, je crois, sera de nous informer afin de savoir s’il y a un moyen de traverser le Draschade.

— Tu es toujours décidé à accompagner cette femme jusqu’à Cath ?

— Bien sûr, répondit Reith, un peu surpris.

Anacho siffla entre ses dents.

— Tu n’as qu’à la mettre sur un bateau. Tu n’as pas besoin d’aller toi-même là-bas.

— C’est juste, mais je n’ai aucune envie de rester à Coad.

— Et pourquoi donc ? Même les Hommes-Dirdir viennent parfois visiter cette ville. Si l’on a de l’argent, tout est à vendre à Coad.

— Peut-on acheter un astronef ?

— C’est douteux ! Il semble que ton obsession persiste !

Reith s’esclaffa.

— Appelle cela comme tu veux.

— J’avoue que tu me plonges dans la perplexité, enchaîna Anacho. L’explication la plus vraisemblable – et je te conseille vivement de la faire tienne – est que tu souffres d’amnésie et que ton subconscient a forgé un mythe pour rendre compte de ta propre existence. Un mythe auquel tu crois avec ferveur, naturellement.

— C’est une hypothèse raisonnable, acquiesça Reith.

— Il n’en demeure pas moins un ou deux détails bizarres, poursuivit rêveusement Anacho. Le remarquable équipement dont tu disposes – ton télescope électronique, ton arme à énergie… et quelques autres objets singuliers. Je suis incapable d’en identifier l’origine encore que ce matériel puisse rivaliser avec ce que les Dirdir font de mieux dans le genre. Je présume qu’il provient de la planète des Wankh. Est-ce que je me trompe ?

— Si je suis amnésique, comment veux-tu que je le sache ?

Anacho eut un petit ricanement sec.

— Et tu as toujours l’intention d’aller à Cath ?

— Évidemment. Et toi ?

L’Homme-Dirdir haussa les épaules.

— Là ou ailleurs… personnellement, cela m’est égal. Mais j’ai l’impression que tu ne te doutes pas de ce qui t’attend au pays de Cath.

— Je ne le connais que par ouï-dire. J’ai cru comprendre que ses habitants sont civilisés.

Nouveau haussement d’épaules d’Anacho – condescendant, cette fois.

— Ce sont les Yao, une race exaltée, adonnée aux rites et aux chimères, encline à d’excessifs mouvements de passion. Il se peut que tu trouves déroutantes les complexités de la société de Cath.

Reith fronça les sourcils.

— Mais j’espère que tout se passera bien. Ylin-Ylan s’est portée garante de la gratitude de son père, ce qui devrait simplifier les choses !

— Formellement, il fera preuve de gratitude, je n’en disconviens pas.

— Formellement ? Et… pratiquement ?

— Il va de soi que le fait que cette fille et toi entretenez un commerce érotique ne simplifiera pas la situation.

Le Terrien eut un sourire amer.

— Ce « commerce érotique », il y a longtemps qu’on n’en parle plus ! (Il se tourna vers le pavillon.) Franchement, je ne comprends pas cette petite. La perspective de rentrer chez elle a vraiment l’air de la perturber.

Anacho fouilla la nuit du regard.

— Serais-tu naïf à ce point ? C’est évident ! Elle appréhende l’instant où il lui faudra introduire le trio que nous formons dans la société locale. Si tu la laissais rentrer seule, elle serait folle de joie.

Reith éclata d’un rire dépourvu de gaieté.

— À Pera, c’était une autre chanson qu’elle chantait. Elle me suppliait de la ramener à Cath.

— Parce que c’était alors une possibilité lointaine. Maintenant, elle doit affronter la réalité.

— Mais c’est ridicule ! Traz est ce qu’il est. Toi, tu es un Homme-Dirdir et personne ne peut te le reprocher…

— Pour Traz et moi, il n’y a pas de problème, fit Anacho avec une élégante arabesque du bout des doigts. Le rôle que nous tenons est sans surprise. Mais toi, c’est une autre affaire. Mieux vaudrait pour tout le monde que tu expédies la fille chez elle toute seule.

Reith contempla l’océan des frondaisons au clair de lune. Le point de vue d’Anacho, en supposant qu’il fût fondé, était loin d’être réaliste et il constituait en outre un dilemme. Abandonner l’idée de se rendre à Cath, c’était renoncer à la possibilité de construire un astronef. Alors, la seule solution serait d’en voler un aux Dirdir, aux Wankh ou, et c’était là une éventualité encore moins enthousiasmante, aux Chasch Bleus. Bref, en toute hypothèse, une perspective qui n’avait rien d’attirant…

— Pourquoi serais-je moins acceptable que toi ou Traz ? À cause de ce « commerce érotique », comme tu dis ?

— Bien sûr que non ! Ce qui intéresse les Yao, c’est la théorie, pas les actes. Un tel manque de discernement m’étonne de ta part.

— C’est la faute de mon amnésie !

Anacho haussa les épaules.

— En premier lieu – et peut-être en raison de ton « amnésie » – tu n’as ni statut, ni rôle, ni place dans le « rond » de Cath. Élément échappant à toute classification, tu représentes un facteur de troubles, tu es un zizyl dans une salle de bal. En second lieu, et c’est plus grave, il y a ton attitude qui n’est pas de bon goût dans le Cath d’aujourd’hui.

— Ce que tu appelles « mon obsession », j’imagine ?

— Il se trouve malheureusement qu’elle est analogue à un mouvement hystérique qui a caractérisé un précédent cycle du « rond ». Il y a cent cinquante ans, on a exclu des académies d’Eliasir et d’Anismma une clique d’Hommes-Dirdir accusés de propagation de doctrines chimériques. Ils introduisirent leur philosophie en pays Cath, où elle suscita un grand engouement. Ainsi se créa la Société des Ardents Attentistes, autrement dit, le « culte ». Le nouveau dogme défiait les principes établis. Il professait que tous les hommes, les Hommes-Dirdir aussi bien que les sous-hommes, étaient des immigrants venus d’une lointaine planète de la constellation de Clari – un paradis où toutes les espérances humaines s’étaient réalisées.

» L’enthousiasme à l’égard du « culte » galvanisa Cath ; on construisit un émetteur radio et des messages furent envoyés en direction de Clari. Cela déplut à certains et quelqu’un lança des torpilles qui dévastèrent Settra et Ballisidre. D’une façon générale, on tint les Dirdir pour responsables du bombardement. Mais c’est absurde : pourquoi se seraient-ils donné tant de mal ? Ils sont, je te le garantis, beaucoup trop distants, beaucoup trop indifférents. Quels que fussent les coupables, les faits étaient là. Settra et Ballisidre furent ravagées. Le « culte » tomba dans le discrédit, on chassa les Hommes-Dirdir et l’orthodoxie reprit ses droits. Aujourd’hui, le seul fait de mentionner le « culte » est considéré comme une incongruité. Et cela nous ramène à ton cas. Il est clair que tu as pris connaissance d’un dogme « cultiste » que tu as assimilé. Cela se manifeste à présent à travers ton comportement, tes actes, tes buts. Tu es apparemment incapable de distinguer le réel du chimérique. Pour parler carrément, tu es tellement perturbé sur ce plan que cela donne à penser que tu souffres de troubles psychiques.

Reith refoula le fou rire qui le prenait à la gorge. Se laisser aller à cet accès d’hilarité n’aurait fait que renforcer les doutes que nourrissait Anacho quant à son équilibre mental. Une bonne douzaine d’objections lui brûlaient les lèvres : il se contraignit à les garder pour lui. Finalement, il laissa tomber :

— Quoi qu’il en soit, j’apprécie ta franchise.

— Je t’en prie, répliqua l’Homme-Dirdir avec sérénité. J’espère que mes propos t’ont éclairé sur les appréhensions de cette fille.

— Oui. Tout comme toi, elle croit que je divague.

Anacho considéra la lune rose en clignant des yeux.

— Tant qu’elle était loin du « rond », à Pera ou ailleurs, elle faisait preuve de tolérance et de sympathie à ton égard. Mais maintenant que son retour à Cath est imminent…

Anacho laissa sa phrase en suspens et alla se coucher.

Reith se rendit au poste de vigie à l’avant, sous la grande lanterne de proue. Un souffle d’air frais lui caressa le visage. Le glisseur oscillait paresseusement au-dessus des arbres. Un martèlement de pas furtifs montait du sol. Le Terrien tendit l’oreille. Le silence retomba, puis les pas reprirent et s’éloignèrent, se perdirent dans la forêt. Reith leva les yeux vers le ciel, où voguaient les deux lunes, Az la rose et Braz la bleue. Son regard se posa sur le pavillon où dormaient ses compagnons : un jeune nomade du clan des Emblèmes, une espèce de clown dégingandé, physiquement proche d’une race extra-terrestre, une ravissante fille du peuple des Yao persuadée qu’il était fou. De nouveau, il perçut un bruit de pas étouffés. Peut-être était-il effectivement fou…

 

Au matin, Reith avait retrouvé sa tranquillité d’esprit et il était même capable d’apprécier l’humour burlesque de la situation. Il estima n’avoir aucune raison de modifier ses plans et le glisseur reprit cahin-caha la route du sud. À la forêt succédèrent des broussailles, puis ce furent des bosquets isolés et des pâturages, des cabanes, des tours de guet dressées pour signaler d’éventuelles incursions de nomades, des tronçons de route creusés d’ornières. L’instabilité du glisseur s’était encore aggravée et il manifestait une tendance inquiétante à plonger par l’arrière. Au milieu de la matinée, on arriva en vue d’une chaîne de collines et l’appareil se refusa obstinément à monter assez haut pour la franchir. Miraculeusement, il y avait une brèche à travers laquelle l’engin se faufila d’extrême justesse.

Le Dwan Zher et Coad apparurent aux yeux des voyageurs. La ville, tassée sur elle-même, paraissait ancienne. Les maisons de bois aux poutres rongées par les intempéries étaient coiffées d’énormes toits pointus ornés d’une multitude de pignons de guingois, de flèches, de lucarnes excentriques et de hautes cheminées. Une douzaine de bateaux étaient à l’ancre et il y en avait autant d’amarrés de l’autre côté de la baie devant le quai des consignataires. Le relais des caravanes, vaste aire entourée d’hôtels, de tavernes et d’entrepôts, se trouvait au nord. C’était là un terrain d’atterrissage qui arrivait à point nommé : Reith doutait que le glisseur fût capable de faire encore plus de dix miles.

L’appareil piqua par l’arrière. Les répulseurs exhalèrent un gémissement de douleur avant de se taire définitivement – un silence irrévocable.

— Et voilà ! soupira le Terrien. Je suis content que nous soyons arrivés.

Les voyageurs prirent leur maigre bagage, débarquèrent et s’éloignèrent sans se préoccuper davantage du glisseur. Anacho, se faisant passer pour un marchand d’engrais, s’informa, et on lui conseilla le Grand Continental, le meilleur hôtel de la ville.

Coad était une cité active. Le long de ses rues sinueuses que baignait la lueur fauve du soleil allaient et venaient des hommes et des femmes de toutes les castes, de toutes les couleurs : iliens jaunes et îliens noirs, marchands d’écorces horasins emmitouflés dans leurs robes grises, Caucasoïdes de la steppe d’Aman issus de la même souche que Traz, Hommes-Dirdir normaux et hybrides, nains sieps des Ojzanalaï orientales qui jouaient de la musique dans les rues, quelques hommes blancs au visage aplati originaires du continent méridional de Kislovan. Les indigènes – les Tans – étaient des gens aimables à la tête de renard, aux larges pommettes lisses, au menton pointu, dont les cheveux roux ou châtain foncé étaient coupés en frange au-dessus des oreilles et du front. Ils portaient généralement des pantalons s’arrêtant aux genoux, une veste brodée, et étaient coiffés d’un chapeau noir en forme de galette. Il y avait un grand nombre de palanquins tirés par des individus trapus et noueux au nez curieusement allongé et à la chevelure raide qui semblaient constituer une race à part. Ce métier était apparemment leur seule occupation. Plus tard, Reith apprendrait qu’ils étaient originaires de Grenie, de l’autre côté du Dwan Zher.

Le Terrien crut apercevoir un Dirdir à un balcon, mais il n’en fut pas sûr. À un moment donné, Traz le prit par le coude et lui désigna du doigt deux personnages fluets, vêtus de pantalons noirs et bouffants, d’une cape noire à hausse-col ne découvrant que le visage, la tête surmontée d’une sorte de capuchon cylindrique à large bord. On aurait dit des caricatures d’où émanait une aura de mystère et d’intrigues.

— Des Pnumekin ! murmura l’adolescent comme si leur vue le scandalisait et lui était un outrage. Regarde-les ! Ils déambulent parmi les hommes sans détourner leurs regards et leur esprit est plein d’étranges pensées.

Ils arrivèrent à l’hôtellerie, édifice de trois étages à l’architecture incohérente, comprenant une terrasse de café en façade, un restaurant niché dans un arbre gigantesque au fond et des balcons donnant sur la rue. L’employé installé derrière le portillon leur donna en échange de leur monnaie des clés de fer noir aux formes fantastiques, grandes comme la main, et leur indiqua où se trouvaient leurs chambres.

— Nous avons fait un long voyage, dit Anacho. Nous avons respiré la poussière et nous voulons un bain, de grandes quantités d’onguents et du linge frais. Après, nous dînerons.

— Vos désirs seront exaucés.

Une heure plus tard, les quatre amis, récurés et rafraîchis, se retrouvèrent dans le salon du rez-de-chaussée où un homme aux cheveux aussi noirs que ses yeux, la mine mélancolique, les aborda :

— Vous êtes nouvellement arrivés à Coad ? s’enquit-il d’une voix douce.

Anacho, aussitôt sur ses gardes, recula.

— Absolument pas. On nous connaît fort bien et nous n’avons besoin de rien.

— Je représente la Guilde des preneurs d’esclaves. Et je vais vous donner mon opinion sur votre groupe. La fille vaut cher. Le garçon vaut moins. On considère généralement que les Hommes-Dirdir sont sans intérêt, sauf pour les tâches bureaucratiques ou administratives, et nous n’avons pas de demandes dans ce domaine. Vous pourriez être assimilé aux ramasseurs de bigorneaux ou aux concasseurs de noix, ce qui ne va pas très loin. Cet homme, quel qu’il soit, semble capable d’effectuer des tâches requérant un effort physique et serait susceptible d’être vendu au tarif moyen. Tout bien considéré, votre assurance sera de dix sequins par semaine.

— Assurance contre quoi ? demanda Reith.

— Contre le risque d’être capturés et vendus. Les travailleurs compétents sont fort prisés. Mais, ajouta triomphalement l’agent, moyennant dix sequins par semaine, vous pourrez arpenter les rues de Coad de nuit comme de jour en toute sécurité – comme si le démon Harasthy était perché sur votre dos. En cas de séquestration par un acheteur non autorisé, la Guilde ferait aussitôt en sorte qu’on vous relâche.

Reith fit un pas en arrière ; il éprouvait un amusement mêlé de dégoût.

— Montre-moi tes lettres de créance, ordonna Anacho, de sa voix la plus nasillarde.

L’autre ouvrit la bouche toute grande :

— Mes lettres de créance ?

— Je veux voir un document, un pouvoir, un certificat. Quoi ? Tu n’en as pas ? Est-ce que tu nous prends pour des imbéciles ? Allez, disparais !

L’air sombre, l’individu s’éloigna.

— Était-ce vraiment un imposteur ? voulut savoir Reith.

— On ne peut jamais savoir, mais il faut bien faire la part des choses. Si on mangeait ? Depuis des semaines que je me contente de gousses bouillies et d’herbe à pèlerin, j’ai un sérieux appétit.

Ils prirent place dans la salle à manger installée dans les hauteurs de l’arbre ; elle était recouverte d’une coupole de verre qui laissait filtrer une lumière ivoirine. Des plantes grimpantes tapissaient les murs ; des fougères pourpre et bleu pâle en décoraient les coins. De cet observatoire, on découvrait le Dwan Zher et l’on apercevait à l’horizon un banc de cumulus que le vent ourlait d’arabesques.

La salle était à moitié pleine. Deux douzaines de convives attablés devant des écuelles et des bols de bois noir et de terre rouge parlaient à voix basse tout en regardant avec une curiosité dissimulée les clients des autres tables. Traz examina les lieux avec une désapprobation manifeste et Reith comprit que c’était sûrement son premier contact avec ce qui devait être à ses yeux un excès de raffinement d’un snobisme et d’une complication outranciers.

Il nota qu’Ylin-Ylan parut brusquement étonnée. Alors qu’elle contemplait quelque chose, elle détourna soudain les yeux comme si elle se sentait mal à l’aise ou embarrassée. Reith suivit la direction de son regard mais ne remarqua rien de particulier. Il préféra s’abstenir de s’enquérir des raisons de l’émoi de la jeune fille, n’ayant aucune envie de se faire rabrouer, et il eut un sourire sans joie. Charmante situation ! C’était presque comme si elle ne nourrissait pour lui que du dégoût ! Ce qui était en fait parfaitement compréhensible si l’explication d’Anacho était exacte. L’Homme-Dirdir ne tarda d’ailleurs pas à résoudre l’énigme que le comportement d’Ylin-Ylan constituait pour Reith :

— Regarde le type qui se trouve à la dernière table, murmura Anacho d’une voix sardonique. Celui qui a des vêtements vert et pourpre.

Tournant la tête, Reith vit un jeune et pimpant spadassin peigné avec soin et dont le visage s’agrémentait d’une épaisse moustache dorée assez stupéfiante. Ses élégants vêtements – une souple veste de cuir composée de bandes alternativement vertes et pourpres, un pantalon jaune à soufflets, serré aux genoux et aux chevilles à l’aide de broches figurant des insectes fantastiques – étaient fripés et portaient des marques d’usure. Il était coiffé d’une calotte de fourrure carrée bordée de pendeloques en or longues de cinq centimètres et arborait un extravagant protège-nez d’or filigrané.

— Observe-le, reprit Anacho à mi-voix. Il va nous voir – et il va voir la fille.

— Mais qui est-ce ?

Les doigts de l’Homme-Dirdir eurent un palpitement d’irritation.

— Son nom ? Je l’ignore. Son rang ? Élevé – à son avis, tout au moins. C’est un gentilhomme Yao.

L’attention de Reith revint à Ylin-Ylan, qui surveillait le jeune homme à la dérobée. Son humeur s’était miraculeusement transformée. À présent, elle était vibrante et pétillante, encore que sa nervosité et son incertitude fussent manifestes. Elle décocha un coup d’œil à Reith et rougit en constatant que celui-ci l’observait. Alors, baissant la tête, elle se concentra sur les amuse-gueule : raisins gris, biscuits, insectes marins fumés et écales de fougères marinées. Reith regarda le gentilhomme Yao, qui dégustait sans enthousiasme un noir gâteau de semences accompagné de cornichons, tout en contemplant la mer. À un moment donné, il haussa tristement les épaules, comme déprimé par ses pensées, et changea de position. Il vit alors la Fleur de Cath qui, candide, faisait mine de ne songer qu’à ce qu’il y avait dans son assiette et il se pencha en avant d’un air abasourdi avant de se lever si brusquement qu’il faillit renverser la table. En trois enjambées, il traversa la salle, mit un genou en terre et, quand il salua, son couvre-chef caressa la figure de Traz.

— La princesse Jade Bleu ! Dordolio, votre serviteur. Ma mission est accomplie.

La Fleur baissa la tête avec juste ce qu’il fallait de réserve et d’heureuse surprise. Reith admira son aplomb.

— Qu’il est agréable d’avoir la chance de tomber sur un gentilhomme de Cath en terre étrangère ! murmura-t-elle.

— Le mot « chance » n’est pas celui qui convient ! Nous sommes une douzaine à être partis à votre recherche pour recevoir la récompense promise par votre père et pour l’honneur de nos maisons respectives. Et, par les barbillons du Premier Diable des Pnume, c’est moi qui vous ai retrouvée !

— Vous l’avez donc longuement cherchée ? demanda Anacho de sa voix la plus affable.

Dordolio se redressa, examina rapidement l’Homme-Dirdir, Reith et Traz, et hocha trois fois le menton. La Fleur de Cath fit un petit geste allègre comme si ses compagnons se trouvaient là par hasard à l’occasion d’un pique-nique.

— Ce sont mes dévoués écuyers, fit-elle. Ils m’ont apporté une aide inestimable. Sans eux, je ne serais probablement plus en vie.

— En ce cas, déclara le gentilhomme, ils pourront toujours compter sur la protection de Dordolio Or et Cornaline. Et ils pourront utiliser mon nom de guerre, Alutrin Stellador.

Il fit une révérence qui incluait tout le monde et claqua des doigts pour attirer l’attention de la serveuse.

— Un siège, je te prie. Je dînerai à cette table.

La fille de salle approcha une chaise sans trop de cérémonie, Dordolio s’assit et se tourna vers la Fleur de Cath.

— Je présume que vous avez dû connaître des aventures bien éprouvantes. Pourtant, vous semblez aussi fraîche que toujours. Décidément, rien ne vous atteint.

Elle éclata de rire.

— Dans cette tenue de coureur de steppe ? Je n’ai pas encore pu me changer. Il faut que je m’achète une dizaine d’accessoires d’absolue nécessité avant d’oser vous laisser me regarder.

Le regard de Dordolio s’attarda sur le costume gris de la jeune fille et il eut un geste négligent.

— Je n’avais pas remarqué. Vous êtes égale à vous-même. Mais, si vous le désirez, nous ferons ces emplettes de compagnie. Les bazars de Coad sont fascinants.

— Avec joie ! Mais parlez-moi de vous. Mon père a édicté un décret, disiez-vous ?

— Oui, il a promis une prime. Les plus vaillants ont répondu. Nous avons suivi votre trace jusqu’à Spang où nous avons appris que les Prêtresses du Mystère Féminin vous avaient enlevée. Beaucoup vous ont dès lors considérée comme perdue. Mais pas moi. Ma persévérance est récompensée ! Ensemble, nous regagnerons triomphalement Settra !

Ylin-Ylan adressa à Reith un sourire quelque peu énigmatique.

— J’ai évidemment hâte de retourner chez moi. Quelle chance insigne de vous avoir trouvé à Coad !

— Une chance insigne, en effet, fit sèchement le Terrien. Il y a seulement une heure que nous sommes arrivés, venant de Pera.

— Pera ? Je ne connais pas.

— C’est une ville située à l’extrême-ouest de la Steppe Morte.

Le regard de Dordolio demeura inexpressif. De nouveau, il se tourna vers la Fleur de Cath :

— Vous avez sûrement dû subir bien des épreuves ! Mais désormais, vous serez sous la protection de Dordolio ! Et nous allons immédiatement partir pour Settra.

Le repas se poursuivit tandis que Dordolio et Ylin-Ylan bavardaient avec animation. Traz, dont toute l’attention était occupée par les ustensiles de table dont il n’avait pas l’habitude, leur décochait des coups d’œil hargneux comme s’il les trouvait ridicules. Anacho ne s’occupait pas d’eux et Reith mangeait en silence. Finalement, Dordolio se renversa contre le dossier de sa chaise.

— Maintenant, passons aux choses pratiques : le paquebot Yazilissa, en partance pour Vervodeï, doit appareiller sous peu. C’est une triste nécessité que de prendre congé de vos compagnons qui sont de braves gens, je n’en doute pas, mais il faut retenir nos places à bord.

— Il se trouve que nous allons tous à Cath, fit Reith d’une voix égale.

Dordolio lui décocha un regard vide comme si le Terrien parlait une langue incompréhensible. Il se mit debout, aida Ylin-Ylan à se lever et tous deux se dirigèrent nonchalamment vers la terrasse de l’autre côté de l’arbre. La fille de salle apporta l’addition.

— Cela vous fait cinq repas. Cinq sequins, je vous prie.

— Comment cela, cinq repas ?

— Le Yao a mangé à votre table.

Reith sortit la somme demandée sous le regard amusé d’Anacho.

— La présence du Yao constitue, en fait, un avantage, fit l’Homme-Dirdir. Tu n’attireras pas l’attention à Settra.

— Peut-être. Mais, d’un autre côté, j’avais tablé sur la reconnaissance du père d’Ylin-Ylan. J’ai besoin de toutes les amitiés que je pourrai trouver.

— Les événements manifestent parfois leur autonomie. Les théologiens dirdir ont fait des observations intéressantes à ce sujet. Je me rappelle une analyse de coïncidences – qui, entre parenthèses, fut effectuée non point par un Dirdir mais par un Homme-Dirdir Immaculé…

Tandis qu’Anacho parlait, Traz passa sur la terrasse d’où l’on voyait se déployer les toits de la ville. Dordolio et Ylin-Ylan le dépassèrent sans hâte, feignant de ne pas le voir. Ivre de rage, Traz rejoignit alors Reith et Anacho.

— Ce godelureau de Yao la presse de nous laisser tomber, leur annonça-t-il. Elle nous qualifie de nomades, « frustes mais honnêtes et dignes de confiance » selon ses propres termes.

— Cela ne fait rien, répliqua Reith. À chacun son destin.

— Mais tu as fait en sorte que le sien et le nôtre soient pratiquement liés ! Nous aurions pu rester à Pera ou rallier les Îles Fortunées. Au lieu de cela…

Et Traz leva les bras au ciel d’un air écœuré.

— Les choses ne prennent pas le cours que j’espérais, lui concéda Reith. Mais pourtant, qui sait ? Ce peut être un mal pour un bien. C’est tout du moins l’avis d’Anacho. Voudrais-tu prier Ylin-Ylan de venir un instant ?

Traz alla faire la commission. Il réapparut presque aussitôt.

— Le Yao et elle vont acheter ce qu’ils appellent des vêtements convenables ! En voilà une comédie ! J’ai porté toute ma vie une tenue de coureur de steppe ! Ce sont des vêtements convenables et utiles !

— Bien entendu. Eh bien, qu’ils fassent ce qui leur plaît. D’ailleurs, ce serait peut-être une bonne idée de changer d’apparence, nous aussi.

 

Le bazar se trouvait dans le quartier du port. Reith, Anacho et Traz y achetèrent des vêtements d’une coupe et d’une matière moins grossières : chemises d’étoffe fine, vestes à manches courtes, pantalons bouffants serrés à la cheville, souples chaussures de cuir gris.

Le port n’était qu’à quelques pas de là. Ils s’y rendirent pour regarder les bateaux et l’Yazilissa attira aussitôt leur attention : c’était un trois-mâts de trente mètres de long. Un pavillon percé de nombreuses fenêtres, se dressant sur la plage arrière, était à la disposition des passagers et il y avait une rangée de cabines d’entrepont. Sur le quai s’empilaient des marchandises et des palans soulevaient les balles et les descendaient dans la cale.

Le trio gravit l’échelle de coupée et mit la main sur le subrécargue qui leur confirma que le navire appareillerait dans trois jours. Après avoir fait escale à Grenie et à Horasin, il mettrait le cap sur Pag Choda, les Îles des Nuages, Tusa Tula, le cap Gaiz sur la côte ouest du Kachan et jetterait l’ancre à Vervodeï, au pays de Cath. Une traversée de soixante à soixante-dix jours…

Reith demanda s’il y avait de la place et son interlocuteur lui répondit que les appartements de luxe étaient retenus jusqu’à Tusa Tula, de même que toutes les cabines d’entrepont, à l’exception d’une seule. Toutefois, la place ne manquait pas en troisième classe, où les conditions, selon le subrécargue, n’étaient pas inconfortables, sauf pendant les pluies équatoriales dont il convint qu’elles étaient fréquentes.

— Cela ne va pas, dit Reith. Nous voudrions au moins quatre cabines de seconde.

— Je suis malheureusement incapable de vous donner satisfaction, à moins qu’il n’y ait des annulations, ce qui est toujours possible.

— Parfait. Vous pourrez me joindre à l’hôtel Grand Continental. Mon nom est Adam Reith.

Le subrécargue le regarda avec étonnement.

— Adam Reith ? Mais vous êtes déjà inscrit avec vos amis sur la liste des passagers !

— J’en serais fort surpris. Nous sommes arrivés ce matin seulement à Coad.

— Il y a moins d’une heure, un couple yao, un gentilhomme et une dame de haut lignage, est monté à bord et a pris des réservations au nom d’un certain Adam Reith : la grande suite du pavillon, qui comporte deux chambres d’apparat et un salon privé, et trois cabines de pont. J’ai demandé des arrhes. Il me fut répondu qu’Adam Reith passerait régler. Le prix s’élève au total à deux mille trois cents sequins. C’est vous, Adam Reith ?

— Effectivement, mais je n’ai pas l’intention de payer deux mille trois cents sequins. Vous pouvez considérer ces réservations comme nulles et non avenues.

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Je ne tiens pas à passer pour un imbécile !

— Et moi, je tiens encore moins à traverser l’océan Draschade sous des trombes d’eau. Si vous avez des réclamations à formuler, adressez-vous au Yao.

— Pour perdre mon temps ! grommela le subrécargue. Enfin, soit ! Si le luxe vous est indifférent, essayez donc le Vargaz… la felouque que vous voyez là-bas. Elle part demain pour Cath et vous y trouverez sûrement de la place.

— Merci de votre amabilité.

Reith et ses amis s’approchèrent du Vargaz, un bâtiment camard à la poupe surélevée et à la coque ronde, dont le beaupré démesuré était franchement oblique. Ses deux mâts étaient gréés de voiles latines qui pendaient mollement et que deux matelots étaient en train de ravauder.

Reith considéra le bateau d’un air dubitatif, puis haussa les épaules et monta à bord. À l’ombre de la dunette, deux hommes étaient assis devant une table jonchée de papiers, de bâtonnets d’encre, de cachets, de rubans. Il y avait aussi un cruchon de vin. L’un d’eux, le plus imposant, était torse nu. Il était noueux et sa poitrine se hérissait d’une noire toison de poils raides. De teint foncé, il avait les traits rudes. Son visage rond était immobile. Son collègue était si mince qu’il paraissait fragile ; il était vêtu d’une sorte de burnous blanc et d’un gilet du même jaune que son épiderme. Une longue moustache tombait tristement de part et d’autre de sa bouche. Il avait un cimeterre au côté. Une inquiétante paire de ruffians, songea Reith.

— Oui, monsieur, que désirez-vous ? s’enquit le premier.

— Je veux aller à Cath avec mes amis dans des conditions aussi confortables que possible.

Le gros homme se leva pesamment.

— Qu’à cela ne tienne. Je vais vous montrer ce qui nous reste.

Au bout du compte, Reith versa un dépôt pour deux petites cabines à l’intention d’Anacho et d’Ylin-Ylan, et d’une cabine plus grande qu’il partagerait avec Traz. C’était mal aéré, un peu exigu et d’une propreté qui laissait à désirer, mais on aurait pu trouver pire.

— Quand appareilles-tu ? demanda-t-il au capitaine.

— Demain à midi avec la marée. Je préférerais que vous embarquiez dans le courant de la matinée. J’aime la ponctualité.

Reith et ses amis regagnèrent l’hôtel par les rues sinueuses de Coad. Ni la Fleur de Cath ni Dordolio n’étaient là. Ils ne rentrèrent qu’en fin de journée dans un palanquin que suivaient trois portefaix ployant sous les paquets. Dordolio sauta à terre, aida la jeune fille à descendre, et tous deux s’engouffrèrent dans l’établissement, suivis des portefaix et du premier porteur du palanquin.

Ylin-Ylan portait une ravissante robe de soie vert sombre et une chasuble bleue. Une adorable petite résille de perles cristallisées emprisonnait ses cheveux. À la vue de Reith, elle marqua une hésitation et se tourna vers Dordolio, auquel elle adressa quelques mots. Le Yao tirailla son extraordinaire moustache dorée et avança nonchalamment vers Reith, Anacho et Traz.

— Tout est réglé, lui annonça-t-il. J’ai retenu des places pour tout le monde à bord du Yazilissa, un navire d’excellente réputation.

— Je crains que vous n’ayez fait là des frais inutiles, répliqua courtoisement Reith. J’ai pris d’autres mesures.

Dordolio, l’air perplexe, recula.

— Mais vous auriez dû me consulter !

— Je ne vois vraiment pas pourquoi.

— Quel bateau avez-vous choisi ?

— Le Vargaz.

— Le Vargaz ? Allons donc ! Mais c’est une casserole flottante ! Le ciel me garde d’y mettre jamais les pieds !

— Vous n’aurez pas à le faire si vous voyagez sur le Yazilissa.

Dordolio tirailla de nouveau sa moustache.

— La princesse Jade Bleu préfère elle aussi faire la traversée à bord du Yazilissa, où l’on trouve tout le confort possible.

— Quelle générosité de votre part d’avoir retenu des cabines de luxe pour tellement de monde !

— Ce n’est pas tout à fait cela, avoua Dordolio. Puisque vous êtes le trésorier du groupe, le subrécargue vous présentera la facture.

— Il n’en est pas question. Je vous rappelle que j’ai déjà retenu nos passages sur le Vargaz.

— C’est une situation intolérable ! murmura rageusement le Yao entre ses dents.

Les portefaix et le porteur du palanquin s’approchèrent et s’inclinèrent devant Reith.

— Permettez-nous de vous présenter nos comptes.

Le Terrien haussa les sourcils. L’insouciance de Dordolio était-elle donc sans limites ?

— Mais bien sûr ! Présentez-les à ceux qui ont fait appel à vos services.

Sur ce, il tourna les talons et alla frapper à la porte d’Ylin-Ylan. Il l’entendit bouger à l’intérieur. Elle colla son œil au judas et le panneau supérieur glissa légèrement.

— Puis-je entrer ?

— Mais je suis en train de m’habiller.

— Avant, cela ne te gênait pas.

La porte s’ouvrit. Ylin-Ylan avait un air boudeur. Il y avait des colis partout. Quelques-uns étaient défaits, révélant leur contenu : des robes, des effets de cuir, des mousselines, des corsages brodés, des coiffes filigranées. Reith regarda tout autour de lui avec ahurissement.

— Ton ami est d’une générosité extravagante !

La Fleur de Cath ouvrit la bouche, puis se mordit les lèvres.

— Ces quelques accessoires me sont indispensables pour rentrer chez moi. Je n’ai aucune envie de débarquer à Vervodeï attifée comme une souillon. (Jamais Reith ne l’avait entendue parler avec autant de morgue.) Cela sera considéré comme frais de voyage. Aie donc l’obligeance de faire une note et mon père te remboursera. Tu n’auras pas à te plaindre.

— Tu me mets dans une position difficile où je suis sûr de perdre ma dignité. Si je paye, je passe pour un rustre et un imbécile, et si je ne paye pas, pour un pingre doublé d’un sans-cœur. Il me semble que tu aurais dû faire preuve de plus de tact.

— Le problème du tact ne s’est pas posé. J’ai eu envie de ces objets et j’ai donné l’ordre qu’on les apporte.

— Je ne tiens pas à discuter sur ce point, fit Reith en grimaçant. Je suis venu te dire ceci : j’ai retenu nos passages à bord du Vargaz, qui appareille demain. C’est un bateau simple et sans prétention. Une tenue simple et sans prétention sera amplement suffisante.

Ylin-Ylan le dévisagea avec stupéfaction.

— Mais le Noble Or et Cornaline a réservé à bord du Yazilissa !

— S’il préfère le Yazilissa, libre à lui de le prendre, à condition qu’il puisse régler son transport. Je viens de lui faire savoir que, pour ma part, je ne paierai ni ses promenades en palanquin, ni son voyage, ni… (Reith désigna les paquets du doigt)… ni toutes les fanfreluches qu’il t’a évidemment poussée à acheter.

Ylin-Ylan rougit de colère.

— Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses être aussi ladre !

— L’alternative est encore pire. Dordolio…

— C’est son nom d’ami, fit-elle d’une voix lourde de sous-entendus. Tu serais bien avisé d’utiliser son nom de guerre ou la formule de courtoisie : Noble Or et Cornaline.

— Quoi qu’il en soit, le Vargaz lève l’ancre demain. Ou tu embarques ou tu restes à Coad – à ton gré.

Reith regagna le hall. Les portefaix et le porteur de palanquin n’étaient plus là. Dordolio se tenait sur la véranda. Les boucles précieuses qui serraient son pantalon aux genoux avaient disparu.

Le Wankh
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